25 août 2006

La rentrée littéraire, et « le motif dans le tapis » d’Henry James...

Bientôt la rentrée littéraire... Dans quelques semaines nous allons être submergés par des centaines de nouveaux romans... Imaginez un grand prix de formules 1 avec 700 véhicules sur la ligne de départ...
Imaginez maintenant un peuple entier d’écrivains.
Des centaines de milliers de traitements de textes crachant chaque année des millions de pages qui seront divisées en manuscrits, eux mêmes clonés en plusieurs dizaines d’exemplaires pour être envoyés tout azimut à Gallimard, Fixot ou aux éditions du marais poitevin...

Imaginez maintenant l‘attente épouvantable de ce peuple d’écrivains en sursis. Le désespoir de ces millions de recalés.

La joie de ceux qui feront partie de la horde des 700...

Une course avec 10 Ferrari au départ, et 690 Solex, vélos et trottinettes !

Voici la rentrée littéraire...

Joe Gores, un écrivain de polar américain, disait « qu’il est très facile d’être écrivain. Prenez une chambre avec une table et une chaise. Placez votre machine à écrire sur cette table et vos fesses sur cette chaise. Commencez à écrire. Quand vous vous relèverez dix années plus tard, vous serez devenu un écrivain. »

A l’aune de cette « simplicité » de « dix ans », combien resterait-il d’écrivains dans la horde des 700 ? Gageons qu’ils ne seraient pas plus de 20...

Henry James regrettait déjà à la fin du XIX e siècle que le véritable écrivain soit méconnu de la société. Il reconnaissait déjà, en son temps, que les critiques élevaient au firmament les auteurs superficiels, jugeant les oeuvres selon des critères très éloignés du mystère de la création. A ce propos, la nouvelle de James « Le motif dans le tapis » (1896) est la plus fascinante réflexion sur l’art d’écrire. Le grand écrivain Vereker y explique ainsi « Il y a dans mon oeuvre une idée, faute de quoi je ne donnerais pas un sou de tous mes écrits. C’est à la fois l’intention la plus profonde et la plus complète... Cette subtile trouvaille, qui m’est propre, on peut la suivre d’un ouvrage à l’autre et tous le reste joue, si l’on peut dire, au dessus et en fonction d’elle. De cette trouvaille, le développement, la composition, la forme de mes ouvrages offriront peut être un jour aux yeux des initiés, une représentation complète. Aussi est-ce naturellement cette chose-là que le critique devrait s’appliquer à rechercher. »

Henry James, dans une autre nouvelle, « La leçon du maître » (1888) avait déjà décrit le processus de désagrégation du talent dans les contraintes du succès, de la société et de la vie privée. L’écrivain Saint-George, pour contenter la vie mondaine de sa femme et l’avenir de son fils, doit écrire vite des livres populaires, sa tendre épouse s’attachant à détruire les manuscrits ayant une réelle portée littéraire car ils se vendraient mal. Enclos par la surveillance de sa muse policière, il devient un « charlatan prospère » dénué de tous talent littéraire. Saint-George en tire une conclusion amère :

« Nous partons de l’hypothèse qu’une certaine perfection est possible, et même désirable, n’est-il pas vrai ? Or, tout ce que je dis, c’est que les enfants sont un obstacle à la perfection, une femme est un obstacle, le mariage est un obstacle... Essayez de faire une oeuvre vraiment belle... N’imaginez pas un instant que vous puissiez l’accomplir sans faire les sacrifices nécessaires... Moi, je n’en ai pas fait. J’ai tout eu. En d’autres termes, j’ai tout manqué...
- Un artiste...n’est-ce pas un homme tout de même ?... Demande Overt.
- Je croirais volontiers que non... Accomplir son oeuvre entièrement, l’accomplir et la rendre divine est la seule chose à laquelle l’artiste ait à penser...L’artiste n’a rien à faire avec le relatif ; il n’a affaire qu’à l’absolu, et une chère petite famille peut représenter une douzaine de « relatifs»
- Alors, vous interdisez à l’artiste les passions et les affections communes aux autres hommes ?...
- N’a-t-il pas une passion, une affection, qui inclut tout le reste ? D’ailleurs, il peut bien avoir toutes les passions qu’il voudra pourvu qu’il préserve son indépendance... Il ne peut produire ses effets qu’en renonçant à tout bonheur personnel
! »

Nous pouvons dès lors regarder la « rentrée littéraire » avec un oeil nouveau et nous poser cette question fondamentale : Combien reste-t-il d’écrivains en France capables de couper les liens, de sacrifier leurs rêves de notoriété à l’art total, à abandonner tout espoir de bonheur, et à s’attacher à façonner « une idée » qui restera à jamais invisible aux yeux du public ?

Combien ?

Heureusement qu’il reste les cocktails littéraires...