02 mai 2007

De la bohème...



















Il y a deux manières de sortir de la bohème, les pieds devant ou riche...
La bohème quand on y est, on veut en sortir, quand on n’y est pas, on en rêve... Tout le monde a en tête la chanson d’Aznavour ou mieux encore « la vie d’artiste » de Léo Ferré . Mais qu’est-ce-que la bohème ? Quitte à m’auto-plagier, (c’est moi qui ai écrit l’article « bohème » de wikipédia), je vais me faire un plaisir de rapatrier une partie du corpus...

La vie de bohème désigne généralement une façon de vivre au jour le jour dans la pauvreté mais aussi dans l'insouciance. L’apparition du mot Bohème remonte à 1659 chez Tallemant des Réaux, dont l’accent (è) diffère avec l’habitant de la Boh(ê)me. Il s’agissait de la définition d’un personnage vivant en marge de la société et qui cultive une forme nouvelle de liberté de pensée, et un souci vestimentaire excentrique qui annonce déjà une sorte de proto-punk-dandy de la Renaissance. C’est Balzac en 1844, dans « un prince de Bohème » (remarquez l’accent « è ») qui donne ses lettres de noblesse à la Bohème du XIXe siècle : « Ce mot de bohème vous dit tout. La Bohème n’a rien et vit de tout ce qu’elle a. L’espérance est sa religion, la foi en soi même est son code, la charité passe pour être son budget. Tous ces jeunes gens sont plus grands que leur malheur, au-dessous de la fortune mais au dessus du destin. ». En 1848, c’est le roman aujourd’hui oublié de Henri Murger, Les scènes de la vie de bohème (1847-49) qui fit entrer le mot dans le langage courant. Irradiant depuis le quartier latin et plus particulièrement les mansardes de la rue des Canettes, la bohème, en ne faisant plus qu’un avec le monde des artistes, allait définitivement forger la légende de Rimbaud, Verlaine ou Modigliani.

Dès le début la bohème est d’abord un » topos » , un réseau qui relie entre eux les acteurs de ce mode de vie. Le réseau de la Bohème parisienne du XIX passait par « le Soleil d’Or », le restaurant Foyot, le café Procope, le François 1er, la Source, Le Voltaire. Mais la bohème, si elle est originellement parisienne, se développe aussi en Allemagne, le second pays « bohèmien » d’Europe.

La capitale de la bohème allemande fut sans conteste Munich dans les années 1900, et plus particulièrement le quartier de Schwabing. Les cafés de Munich, ouverts jours et nuit étaient un véritable réseau informel de la bohème intellectuelle. Les artistes se retrouvaient souvent au café Stéphanie ou au Café Simplicissismus, repaire des psychanalystes et des anarchistes comme le fondateur du Gruppe Tat, Erich Mühsam ou le psychanalyste Otto Gross. On peut citer, parmi les précurseurs de Schwabing, « la baronne », Marianne Werefkin, figure de proue du milieu artistique munichois, qui tenait un Salon dans son appartement de la Giselastrasse, reprenant le flambeau du salon berlinois de Rahel Levine dans la Jagerstrasse en 1801. La bohème munichoise se retrouvait régulièrement dans les pièces qui servaient d’atelier aux peintres Werefkin et Jawlensky. On y croisait les peintres Français Paul Girieud, Paul Sérusier, le Suisse Paul Klee, la Croate Erma Bossi, l’Autrichien Alfred Kubin, et des Allemands, Alexander Kanold, Lovis Corinth, Adolph Erbslöh. Parfois, des danseurs comme Nijinsky et Diaghilev, venaient se perdre dans la bohème munichoise. N’oublions pas Le cercle cosmique d’Alfred Schuler, de Ludwig Klages, Karl Wolfstehl et Stefan George, qui élaboraient à partir des étranges théories du suisse Bachofen sur le retour des mythes, sur la libération du corps, et la réunification du pôle féminin dans la civilisation masculine d’Occident. La comtesse Franziska Gräfin zu Reventlow, affirmait que le quartier bohème de "Schwabing n’était pas un lieu, mais un état d’esprit".

En Allemagne, Hermann Hesse deviendra le chantre des oiseaux de passage, les wandervögels à la recherche d’un ailleurs entre l’Orient et l’Occident. Harry Haller, son « loup des steppes » pénétrant dans le théâtre magique et ouvrant une a une « les portes de l’être », peut être considéré comme le premier héros bohème moderne, et un archétype qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Gusto Gräser le poète aux pieds nus et personnage totémique des naturmenschen sera le modèle des héros de Hermann Hesse. Les expériences sur les drogues par Ernst Jünger et Aldous Huxley dans les portes de la perception se situent dans le chemin tracé par l’œuvre de Hesse. Le mouvement Dada de Zurich, tel qu’il a été décrit par Greil Marcus dans Lipstick traces, une histoire secrète du XXe siècle avec ses ramification jusqu’à Johnny Rotten, est un héritage direct de la bohème originelle. On sent encore l’influence de Hesse sur les membres de la Beat Generation, et Jack Kerouac en particulier. N’oublions pas William Burroughs et Philip K. Dick, qui se perdront dans l’interzone, cette bohème intermédiaire entre fiction et réalité renvoyant à la fancie d’Edgar Poe.

C’est un fait que cet « état d’esprit » pouvait dès lors prendre un caractère cosmopolite en étendant le réseau des bohèmes originelles à d’autres contrées. La Suisse, les USA et l’Angleterre devinrent des bohèmes de substitution sous l’influence des exilés de la Grande Guerre.

A Paris, le quartier de Montparnasse puis Saint Germain des prés devinrent les nouveaux lieux de la bohème dans les années 1910 avec les cafés du Dôme, la Rotonde, la Coupole, la closerie des Lilas et le Bal Bullier. Cette géographie durera jusque dans les années 1950, puis la bohème en tant que telle disparaitra de sa belle mort touristique avant de réapparaître dans le réseau de boites de nuits de la fin des années 1970 jusqu’au milieu des années 1980.

Le Topos de la bohème est par définition changeant, et au cours des années, l’espace a pu se réduire à une peau de chagrin ou s’étendre comme un chancre.

En France, c’est le roman de Tonino Benacquista , « les morsures de l’aube » paru en 1992, qui allait devenir une œuvre culte en posant les bases d’une nouvelle forme de bohème à la française. Cette fois, les deux héros sont des enfants de la crise, entre marche à l’ombre et le phénomène SDF qui submerge la France. Il s’agit d’une bohème affiliée au gatecrashing social de survie, qui surfe sur les soirées branchées. C’est cependant un mouvement littéraire de science-fiction, le cyberpunk, né aux USA au début des années 1980, qui aura une influence particulière sur la bohème française du XXIe siècle et qui comblera les vides laissés en suspens par le roman de Benacquista. Au début des années 2000 l’artiste Thierry Théolier connu sous le nom de THTH, fonde le syndicat Du Hype (SDH), premier réseau d’information pour les Crevards et les cybermondains de la bohème. Non seulement la bohème se structure avec un réseau d’informations qui regroupe aussi bien les blogs que les agendas et autres forums, mais le caractère cosmopolite des la bohème originelle réinvestit la scène parisienne avec des Allemands, Italiens, Anglais, Irlandais ou Américain. Paris redevient un centre bohémien avec une dérive vers l’Est de la capitale qui englobe un territoire situé entre la rue Amelot (Bastille) , la rue Montmartre, le canal Saint Martin, une zone du Marais entre arts et métiers et le carreau du Temple avec une avancée dans le onzième ( librairie En Marge) et le XXe arrondissement. La géographie de la bohème parisienne a donc une certaine cohérence et cette Bohème a généré le phénomène d’un marché d’art contemporain parisien en plein boum économique, et qui draine à sa suite l’arrivée à Paris d’artistes du monde entier. (Paris, dernière ville de la bohème...)

Mais la bohème parisienne n’est pas composée essentiellement d’artistes, la bohème est un agrégat de personnalités multiples, excentriques, originaux, semi-clochards, dandys, arrivistes, séducteurs et séductrices, âmes perdues, mouches du coche, etc... Personnages qui existaient sous une autre forme au XIXe avec le Marquis de Siblas, Labey de S. ou Shilt de Montclar : énergumènes totalement oubliés, artistes de la vie, dont l’œuvre ne fut qu’un bref passage dans le sillage des Grands Bohèmiens. Il en fut ainsi jadis, il en est de même aujourd’hui.

Mais la bohème, rappelons-le, à ceux qui en rêvent, on en sort les pieds devant ou riche... Soit dit en passant, la dernière catégorie est la plus rare, mais on peut se consoler en sachant qu’en terre de bohème, la mort infâme peut conduire à une gloire posthume de bon aloi. « Un bohème, c'est une variété de bourgeois. » affirmait Drieu la Rochelle...